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SALAIRES

La théorie du capital humain, c’est du baratin !

Même si vous n’êtes pas économiste, vous avez entendu parler de la théorie du capital humain : plus on fait des études, plus on est productif et mieux on est payé. Dans une contribution décapante, l’économiste Blair Fix remet en cause ces liens de causalité et invite à se débarrasser de cette théorie.

Une vieille idée

La base de la théorie du capital humain se trouve dans les premiers travaux des économistes néoclassiques de la fin du XIXe siècle comme Philip Wicksteed (1894) et John Bates Clark (1899). On connaît leur idée qui s’est imposée comme l’un des piliers de la théorie économique dominante actuelle : dans une économie de marché, les facteurs de production sont rémunérés au niveau de leur productivité marginale. Autrement dit, la production supplémentaire permise par l’utilisation d’une unité supplémentaire de travail ou de capital détermine la rémunération de chacun des facteurs de production. Si le propriétaire du capital gagne plus que le salarié, c’est parce qu’une unité de capital supplémentaire permet de plus accroître la production qu’une unité de travail supplémentaire, dit la théorie.

Chacun de nous dispose d’un niveau de qualification qui détermine notre productivité au travail et donc notre salaire

Une approche qui devient vite une théorie de la distribution des revenus : si un salarié gagne plus qu’un autre, c’est que sa productivité marginale est plus grande. C’est ainsi que naît au début des années 1960 sous la plume de quelques économistes américains comme Gary Becker (1962) ou Theodore Schultz (1961), la théorie du capital humain : chacun de nous dispose d’un niveau de qualification qui détermine notre productivité au travail et donc notre salaire.

Questions de mesure

L’idée est aujourd’hui communément admise, au-delà du cercle des économistes professionnels. Pourtant, explique Blair Fix, elle est loin d’être facile à démontrer empiriquement.

Il faut pouvoir évaluer ce qui dans l’augmentation de la production d’une entreprise ressort uniquement du travail supplémentaire effectué. Pas facile. Voire même impossible quand il faut commencer par mesurer de manière objective la quantité de capital, pour la maintenir constante et ainsi mesurer l’impact du seul travail. Cela fait plus de cinquante ans que les économistes se battent sur le sujet…

Les écarts de productivité entre salariés sont plus faibles que les écarts de salaires

Si les salaires correspondent à des différences de productivité individuelle, la dispersion des salaires dans une entreprise doit correspondre à celle des productivités. Or, on trouve des écarts de productivité entre salariés plus faibles que les écarts de salaires.

Lorsque les économistes définissent le capital humain de manière large, comme par exemple l’accumulation d’investissements dans les gens, c’est trop vague pour pouvoir donner lieu à quelque chose de mesurable. Ils finissent généralement par en revenir au nombre d’années d’éducation. Et là, on trouve un lien avec les rémunérations des salariés, statistiquement fort. Mais est-ce le lien le plus important ou d’autres variables ont-elles un lien plus fort ?

On n’est jamais productif tout seul

L’un des problèmes, explique Blair Fix, tient à ce que la théorie du capital humain définit la productivité comme une qualité personnelle. L’économiste raconte alors une expérience originale : un biologiste a classé des poules en différents groupes, sélectionné les meilleures pondeuses et fait naître un nouveau groupe de poules productives. Résultat : moins d’œufs qu’avant ! La productivité des meilleures ne tenait pas qu’à leur qualité individuelle mais à la place qu’elles occupaient dans un groupe.

C’est la position sociale dans l’entreprise, plus que la productivité individuelle, qui explique les niveaux de salaires

En fait, l’auteur suggère à partir de la synthèse de six études réalisées dans de grandes entreprises situées aux Etats-Unis, aux Pays-Bas, au Portugal et au Royaume-Uni, que le rang hiérarchique dans une entreprise – défini simplement comme le nombre de personnes sous les ordres de quelqu’un – joue un rôle bien plus important que le niveau d’éducation dans la détermination des rémunérations au sein des entreprises. La position sociale explique bien plus que le nombre d’années de formation individuelle.

Qu’est-ce qui explique ce lien ? Comment fonctionne-t-il ? Peut-on le généraliser à un très grand nombre d’entreprises ? Blair Fix appelle de nouvelles recherches sur le sujet. Mais son opinion est faite : on ne peut s’en tenir à la théorie du capital humain, « un virus de la pensée qui bloque l’étude scientifique de la répartition des revenus ».

Commentaires (6)
MARTINI 01/11/2018
La position sociale explique bien plus le niveau de rémunération que le nombre d’années de formation individuelle. Personnellement c'est comme ça que j'ai vécu ma carrière, y compris en tant qu'indépendant à propos de la taille de mon portefeuille client. On est droit dans le mille à ce sujet sur les problèmes de risques psychosociaux qui en découlent souvent.
Bernard GARRIGUES 16/10/2018
Il eut fallu qu'avant que, durant cinquante ans, économistes, média, politiques et managers nous bassinent de productivité, ils sachent ce dont ils parlaient ou écrivaient. Il est certain que la productivité est un concept très important de logique complexe, mais de construction simple et fastidieuse ; l'assimiler aurait évité beaucoup de foutaises politiques.
Jean Gadrey 02/10/2018
Bonjour Christian. Puis-je me permettre d'ajouter un argument factuel béton qui invalide totalement cette théorie ? C'est simple : à diplôme égal, les hommes, en France, gagnent mensuellement 34 % de plus que les femmes en moyenne, et même 46 % de plus pour les titulaires de diplômes supérieurs ou égaux à Bac+3. Voir ceci : https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2017/10/31/les-couts-gigantesques-des-inegalites-professionnelles-entre-les-femmes-et-les-hommes.
franco 02/10/2018
De temps em temps on revient à charge avec ce type d'arguments, tout le monde le sait et tout le monde en convient mais cela n'empêche que les mêmes journaux, les mêmes auteurs reviennent systématiquement et avec des arguments semblables à suggérer que les plus qualifiés ont plus de chance de s'offrir de petits luxes que les non qualifiés, personne n'ose se garder dans une attitude cohérente, on suit la mode.
JPL6 01/10/2018
David Graeber nous montre assez bien que les emplois à la c.. ("Bullshit Jobs") - qui ne servent à rien - sont bien mieux payés que les emplois utiles, voire indispensables à tous (infirmières, agents du nettoyage, ...).
Philippe Renève 01/10/2018
Cette constatation ne fait que reporter le problème : quelles sont les variables expliquant le rang dans une entreprise ? Sans doute le niveau d'éducation, et puis la capacité de travail, le dynamisme, le sens politique, voire le culot, la débrouille ou la flagornerie, toutes choses un peu délicates à quantifier...
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