Notes de lecture sur le livre « Le capital comme pouvoir »

juillet 2014, Jacques Wajnsztejn



Lire aussi :

  • Le capital comme pouvoir

    • 1 Certaines des thèses du livre de Nitzan et Bichler se rap­pro­chent de celles de Temps cri­ti­ques et nous avons jugé bon d’aller y voir de plus près.

      Tout d’abord une critique de la loi de la valeur…

      2 C’est assez logi­que puis­que eux aussi s’appuient sur le Castoriadis de la période des années 1960-1965 (pseudo « Cardan ») pour cri­ti­quer l’écono­misme de Marx et sa théorie de la valeur. Donc je ne revien­drais pas ici sur cette cri­ti­que puis­que les références en ques­tion sont connues, qu’elles pro­vien­nent de Castoriadis, de Nitzan-Bichler ou encore de Temps cri­ti­ques ou de notre livre L’évanes­cence de la valeur. Toutefois, un point me pose problème à la lec­ture du Capital comme pou­voir et qui est en lien avec la ques­tion de la valeur, c’est l’appro­che de la ques­tion du tra­vail.

      … qui n’éclaire pourtant pas la question du travail et la nécessité de sa critique…

      3 Nos deux auteurs dévelop­pent une posi­tion inspirée de Castoriadis, à savoir l’auto­no­mie pos­si­ble des formes de tra­vail concret par rap­port au tra­vail abs­trait. Le pre­mier per­met­trait une marge de manœuvre néces­saire à la fois à la bonne marche de l’entre­prise et à la bonne santé psy­cho­lo­gi­que et intel­lec­tuelle du tra­vailleur2, alors que le second ne serait que pure acti­vité sociale indifférenciée dans le capi­ta­lisme moderne. Mais qu’en est-il réelle­ment ? La vision domi­nante en socio­lo­gie du tra­vail, en France du moins, reconnaît une ten­dance à réduire pro­gres­si­ve­ment ou mas­si­ve­ment tout tra­vail com­plexe à du tra­vail non qua­lifié ou déqua­lifié. C’est aussi ce que mon­trent, par exem­ple, les études de Braverman aux États-Unis sur la ques­tion ; études lar­ge­ment repri­ses en France par des socio­lo­gues du tra­vail comme Freyssenet et Coriat.

      4 Face à cette posi­tion, que disent Nitzan et Bichler :

      5 – premièrement, le « système » ne peut fonc­tion­ner avec des indi­vi­dus auto­ma­tes purs (contra­dic­tion entre pas­si­vité et acti­vité, cf. Chatel, op.cit, p. 26-30) ;

      6 – deuxièmement, le tra­vail qua­lifié, donc différencié, résiste avec l’arti­sa­nat et se développe dans le sec­teur des NTIC ;

      7 – troisièmement, la plu­part des pro­duits fabriqués contien­nent du tra­vail qua­lifié3. Cela jus­ti­fie­rait, au niveau théorique leur cri­ti­que de la loi de la valeur parce que toutes les formes de tra­vail concret ne sont pas assi­mi­la­bles à du tra­vail abs­trait, tout le tra­vail n’est pas non plus déqua­lifié, ce qui fait qu’on ne peut quan­ti­fier des valeurs qui n’ont pas d’unité de mesure. Mais cela jus­ti­fie­rait aussi, au niveau poli­ti­que, le main­tien d’une pers­pec­tive cas­to­ri­dienne de « ges­tion ouvrière », à condi­tion que ce terme soit étendu à l’ensem­ble du sala­riat, sur­tout si cela est combiné avec la vision gor­zienne d’un résidu incom­pres­si­ble de tra­vail hétéronome à se par­ta­ger entre tous.

      8 Cette pers­pec­tive ne tient pas compte de plu­sieurs choses :

      9 – tout d’abord, que la révolu­tion du capi­tal induit, de par sa dyna­mi­que propre, une révolu­tion anthro­po­lo­gi­que. Ce bou­le­ver­se­ment de l’homme comme être générique avait déjà été signalé par Pasolini en 19754, mais aussi antérieu­re­ment, par Castoriadis lui-même, certes sous d’autres mots, quand il dit que la dyna­mi­que du capi­tal a liquidé les ancien­nes figu­res archétypa­les (Weber) qui ont conduit à la matu­rité capi­ta­liste. Elles sont donc périmées ces figu­res du fonc­tion­naire webe­rien, de l’entre­pre­neur schum­petérien… et du « bon tra­vailleur » marxiste ou anar­cho-syn­di­ca­liste sur lequel on peut comp­ter… pour après la révolu­tion5. Ce tra­vailleur conçu sur le modèle de l’ouvrier-arti­san est désor­mais devenu introu­va­ble autre­ment que sous la figure dégradée mais popu­laire du « plom­bier polo­nais » ;

      10 – ensuite, qu’il ne s’agit pas de res­tau­rer une pri­mauté du tra­vail concret qui ne serait pas capi­ta­liste parce que com­pre­nant une part irréduc­ti­ble à la domi­na­tion… pour la mino­rité des emplois très qua­lifiés. Des pra­ti­ques sin­gulières de tra­vail ne chan­gent rien à la nature du tra­vail en général, c’est-à-dire une forme aliénée de l’acti­vité générique des femmes et des hommes. Les nom­breux cadres aujourd’hui licenciés ou en situa­tion de burn out en appor­tent la preuve.

      11 En privilégiant la cri­ti­que de l’aliénation du tra­vailleur dans la divi­sion diri­geants/exécutants par rap­port à celle de l’exploi­ta­tion à tra­vers la loi de la valeur, Castoriadis a voulu remet­tre de la poli­ti­que dans une théorie par trop déter­mi­niste et objec­ti­viste, mais cette « avancée » cri­ti­que est bloquée par une vision anthro­po­lo­gi­que du tra­vail. Castoriadis cri­ti­que la loi de la valeur, la « valeur-tra­vail », mais pas le tra­vail comme valeur6. Comme ce tra­vail s’effec­tue dans l’entre­prise, celle-ci est perçue comme une sorte de sanc­tuaire qui s’auto­no­mise du capi­tal à partir du moment où l’ana­lyse cri­ti­que se centre sur le tra­vail et l’expérience de la com­mu­nauté-tra­vail. Cela l’amène à isoler le procès de tra­vail du procès de pro­duc­tion et à séparer le pôle tra­vail du pôle capi­tal comme si ce der­nier était un extérieur, quel­que chose de sura­jouté dont on pour­rait se passer. Le lieu de tra­vail est le lieu de « l’expérience prolétarienne » liée à la fois à la pro­fes­sion­na­lité au tra­vail (c’est donc une vision extrêmement datée puis­que le procès de pro­duc­tion n’a pas arrêté depuis de sup­pri­mer les métiers et les qua­li­fi­ca­tions pour tout recou­vrir par la notion vague de compétence7) et aux luttes com­mu­nes dans l’usine. À cette aune il devient dif­fi­cile de com­pren­dre la dyna­mi­que de la capi­ta­li­sa­tion qui pousse à sub­sti­tuer tou­jours plus de capi­tal fixe au tra­vail (« le mort saisi le vif ») ou alors il faut reconnaître que le procès de tra­vail est inclus dans quel­que chose qui le dépasse, c’est-à-dire un procès de pro­duc­tion avec ce qui en découle du point de vue des pers­pec­ti­ves : la ges­tion ouvrière (enten­due au sens large, car la com­po­si­tion ouvrière s’est trans­formée) ne ferait que se sub­sti­tuer à une ges­tion capi­ta­liste, mais n’appor­te­rait pas de chan­ge­ment de nature du « système8 ». Le tra­vail res­te­rait pres­crit par sa posi­tion dominée face à la posi­tion domi­nante du capi­tal fixe et à une pro­duc­tion imposée et inchangée qu’il ne s’agit pas de « gérer », l’usine est perçue comme un ter­ri­toire neutre à conquérir9. Cette pers­pec­tive me paraît faible par rap­port à celle que tra­cent les opéraïstes ita­liens des Quaderni rossi à la même époque avec les thèses de Panzieri sur la nature capi­ta­liste de la révolu­tion tech­no­lo­gi­que en cours. Pourtant les deux grou­pes entre­te­naient des rap­ports via Danilo Montaldi qui anime Unità Proletaria à Crémone.

      …car « l’expérience prolétarienne » est devenue négative.

      12 La pers­pec­tive de SoB est encore celle de l’affir­ma­tion du tra­vail même si ce n’est plus celle de l’affir­ma­tion d’une classe, le prolétariat. L’expérience ouvrière est lar­ge­ment posi­tivée comme base et contenu du socia­lisme à venir même si le terme exact utilisé dans le n11 de 1952 est celui « d’expérience prolétarienne ». En effet, pour SoB, n’y a pas de différence entre expérience ouvrière et expérience prolétarienne, car la seconde ne peut venir que de la première qui est cen­trale dans la pers­pec­tive de la « cons­truc­tion du socia­lisme10 ». Or, si le lieu de tra­vail peut bien être un lieu de lutte, cela n’en fait pas le lieu d’une com­mu­nauté de lutte. C’est le lieu d’une com­mu­nauté de tra­vail qui lie d’ailleurs diri­geants et dirigés dans un rap­port de dépen­dance récipro­que. Mais quand une com­mu­nauté de lutte s’exprime à un haut niveau d’anta­go­nisme, ce n’est que dans l’émer­gence d’un écart avec cette com­mu­nauté du tra­vail ou alors quand cette unité se réalise, c’est qu’elle est aussi la limite de la lutte.

      13 C’est ce qui est arrivé pen­dant la grande grève chez Lip (1973). Cette grève est remar­qua­ble parce qu’elle cor­res­pond jus­te­ment à la fin d’une époque où pou­vait encore être pensée et réalisée cette unité. La for­mule « les Lip », mélange d’auto-appel­la­tion et d’impo­si­tion média­ti­que résume à la fois l’inten­sité de la lutte d’usine centrée sur le tra­vail et un ter­rain (l’entre­prise) qui se dérobe à elle. Ce glis­se­ment de ter­rain n’a fait que s’ampli­fier depuis avec la restruc­tu­ra­tion des lieux de pro­duc­tion, le démantèlement des « for­te­res­ses ouvrières », la mise en réseau des entre­pri­ses, les déloca­li­sa­tions et la mon­dia­li­sa­tion.

      14 L’expérience ouvrière est deve­nue négative dès la fin des années 1960 et pen­dant les années 1970, comme on a pu le voir, par exem­ple dans les luttes de la jeu­nesse ouvrière en France et en Italie par­ti­culièrement. On y trou­vait déjà une vérita­ble aver­sion pour cette expérience d’usine et pour le tra­vail en général, celle qui habite encore plus aujourd’hui les jeunes générations issues des cou­ches popu­lai­res parce qu’ils ne peu­vent même plus servir à une armée indus­trielle de réserve et qu’ils ont donc tôt fait d’endos­ser les habits des ancien­nes « clas­ses dan­ge­reu­ses11 ».

      15 Cette expérience négative est confirmée par les types de lutte qui conti­nuent à flam­ber de façon spo­ra­di­que ici et là. Les grèves des­pe­ra­dos du tour­nant des années 2000 (Cellatex, Kronenbourg, Bertrand-Faure) ou plus récem­ment chez Continental pren­nent des formes vio­len­tes ou de rup­ture avec la tra­di­tion ouvrière parce qu’elles ren­dent compte non pas du refus de mau­vai­ses condi­tions de tra­vail, de l’exploi­ta­tion au tra­vail par les caden­ces infer­na­les, de mau­vai­ses condi­tions de salai­res, mais d’une expul­sion de force de tra­vail du procès de pro­duc­tion. En cela, même si elles revêtent tou­jours un caractère col­lec­tif, elles ne for­ment plus à pro­pre­ment parler des com­mu­nautés de lutte, car elles expri­ment sur­tout la fin de toute com­mu­nauté dans les condi­tions de la société capi­ta­lisée.

      16 Ces condi­tions de tra­vail peu­vent bien sûr encore représenter des condi­tions réelles, mais ce n’est plus cela qui est en ques­tion. Les salariés vivent direc­te­ment le pro­ces­sus d’ines­sen­tia­li­sa­tion de la force de tra­vail dans la valo­ri­sa­tion, la perte de cen­tra­lité du tra­vail dans la capi­ta­li­sa­tion, la perte de cen­tra­lité du lieu stric­te­ment pro­duc­tif au sens tra­di­tion­nel du terme quand ils s’éton­nent qu’une entre­prise qui fait des bénéfices puisse fermer.

      17 [J’ouvre ici une parenthèse sur la ques­tion de « l’expérience prolétarienne ». La notion a quand même une drôle d’his­toire et s’il est logi­que d’en parler comme une des thèses de SoB, elle n’en a pas moins été une source de conflit à l’intérieur de la revue. En effet, son ori­gine vient de Claude Lefort pour qui la classe ne peut pas être définie de façon objec­tive (la « classe en soi » de Marx, une catégorie sociale pour les socio­lo­gues) et encore moins de façon essen­tia­liste (la mis­sion révolu­tion­naire de la classe : « le prolétariat est révolu­tion­naire ou il n’est rien »). Pour Lefort, elle ne peut l’être que par sa pra­ti­que au tra­vail et plus lar­ge­ment son rap­port au monde. La classe est donc un vérita­ble sujet qui n’a besoin ni de pro­gramme à définir à l’avance ni d’orga­ni­sa­tion d’avant-garde. Tout par­tira donc de « l’expérience ouvrière ».

      18 Castoriadis (Chaulieu) oppose à la thèse de Lefort, les thèses de 1949 sur la nécessité du parti révolu­tion­naire12. Position qu’il conti­nuera à défendre en 1954 dans sa polémique avec Pannekoek autour de la ques­tion des conseils ouvriers. Mais à l’époque, la posi­tion de Lefort sur l’expérience ouvrière est encore forte parce que son sub­jec­ti­visme s’objec­tive dans le dévelop­pe­ment de la classe ouvrière en tant que catégorie du capi­tal — si ce n’est en tant que force révolu­tion­naire — et que le procès de pro­duc­tion reste encore clas­si­que, caractérisé essen­tiel­le­ment par l’exten­sion pro­gres­sive de l’OST et du for­disme des années 1920-1930 ; par contre la posi­tion de Chaulieu est toute théorique et reste au niveau de la pétition de prin­cipe. Il n’y a pas de parti révolu­tion­naire et d’ailleurs son heure n’a pas encore sonné. L’arrivée de D. Mothé ouvrier chez Renault et qui par­ti­cipe au jour­nal d’usine Tribune ouvrière avec d’autres oppo­si­tion­nels à la ligne syn­di­cale cégétiste et sta­li­nienne (Bois lié au groupe Barta de Voix ouvrière qui devien­dra plus tard Lutte ouvrière), donne de la vigueur à l’idée d’expérience ouvrière, mais elle ne satis­fait pas complètement le groupe qui juge bon de créer le men­suel Pouvoir ouvrier (1958), sorte de synthèse entre un jour­nal d’usine et une revue poli­ti­que.

      19 Si l’idée d’expérience ouvrière per­siste au moins jusqu’à la scis­sion de 1958 avec le départ de la ten­dance Lefort-Simon, elle semble dis­paraître ensuite… jusqu’à ce que Castoriadis (Cardan) la reprenne à son compte à partir du n31 de 1961 et son arti­cle « Le mou­ve­ment révolu­tion­naire sous le capi­ta­lisme moderne » (p. 52-53). Il y énonce que la contra­dic­tion n’est pas entre capi­tal et tra­vail, mais entre pro­duc­tion et tra­vail, comme si la pro­duc­tion ce n’était pas le capi­tal. En fait sa posi­tion nou­velle pro­vient de son aban­don de la théorie de la valeur en tant qu’ana­lyse quan­ti­ta­ti­viste de répar­ti­tion de la richesse. La contra­dic­tion capi­tal/tra­vail peut donc être sur­montée par l’avènement d’une société de consom­ma­tion qui permet de sur­mon­ter les crises capi­ta­lis­tes sans qu’il y ait de crise finale. Par contre la contra­dic­tion entre domi­na­tion capi­ta­liste et nécessité pour cette dernière d’action­ner le tra­vail pour son propre compte, ne peut être levée autre­ment que par une révolu­tion menant à la ges­tion ouvrière, ce der­nier terme devant être élargi aux tech­ni­ciens et employés comme le mon­trent les arti­cles de S. Chatel dans les der­niers numéros de la revue.

      20 La redécou­verte par Castoriadis d’une idée ancienne peut sem­bler assu­rer une conti­nuité théorique, mais dans des condi­tions qui ont changé. Le procès de pro­duc­tion s’est en partie trans­formé, les catégories ouvrières et le sala­riat aussi. L’intégra­tion de la tech­nos­cience au procès de pro­duc­tion pose la ques­tion de la pos­si­bi­lité de sa « récupérabi­lité ». Le dis­cours de Castoriadis reste encore indus­tria­liste et pro­gres­siste.]

      Il n’existe plus de travail et d’utilité que pour le capital

      21 Revenons main­te­nant à nos deux auteurs et au livre Le capi­tal comme pou­voir.

      22 Il me semble que leur posi­tion est liée à leur défini­tion unilatérale du tra­vail abs­trait comme tra­vail phy­sio­lo­gi­que ou tra­vail en général qui pro­dui­rait de la valeur d’échange (charge négative) par oppo­si­tion à un tra­vail concret (qu’il soit qua­lifié ou non qua­lifié) qui pro­dui­rait de la valeur d’usage (charge posi­tive), oubliant alors le second aspect de la défini­tion du tra­vail abs­trait chez Marx, à savoir son caractère socia­lisé spécifi­que dans le tra­vailleur col­lec­tif du capi­ta­lisme.

      23 Ce qui m’apparaît ici mal dégagé c’est ce que Marx vou­lait dire par tra­vail phy­sio­lo­gi­que, à savoir un moment humain — malgré tout — dans l’aliénation… qui peut per­met­tre de dépasser et même d’abolir le tra­vail comme sépara­tion de l’acti­vité humaine et de la domi­na­tion. En res­tant bloqué sur les valeurs d’usage on va dans l’impasse, car la domi­na­tion réelle du capi­tal13 a rendu cadu­que la dis­tinc­tion valeur d’usage/valeur d’échange et vaine les dis­cus­sions autour de l’utilité de tel ou tel tra­vail14.

      24 Si l’erreur des marxis­tes — même des « meilleurs » — est de réduire le tra­vail concret au tra­vail abs­trait, il ne s’agit pas de faire l’inverse. Le tra­vail socia­lisé par le capi­tal est du tra­vail abs­trait/concret et c’est cette double nature pro­pre­ment capi­ta­liste du tra­vail qui permet de com­pren­dre le procès d’abstraïsation du tra­vail, c’est-à-dire une forme de socia­li­sa­tion supérieure — par exem­ple dans le General intel­lect — mais qui échappe encore plus aux tra­vailleurs parce que cette intel­li­gence col­lec­tive se réfugie dans le capi­tal fixe15.

      25 Contrairement à ce que pen­sent les néo-opéraïstes autour de Negri, il ne suffit pas de s’empa­rer du com­man­de­ment du General intel­lect. Cette intel­li­gence col­lec­tive n’est pas uti­li­sa­ble telle quelle. Elle n’est pas que le pro­duit d’une sépara­tion entre diri­geants et exécutants, elle est aussi le pro­duit de la domi­na­tion d’un rap­port social et poli­ti­que.

      Un procès de totalisation du capital…

      26 Nitzan et Bichler affir­ment aussi un procès de tota­li­sa­tion du capi­tal ren­dant inadéquate la divi­sion ancienne entre des frac­tions du capi­tal qui s’oppo­se­raient. Une banque ou un marché finan­cier peu­vent reti­rer leur confiance à une entre­prise, mais com­ment une hol­ding peut-elle reti­rer sa confiance aux unités de pro­duc­tion qu’elle cha­peaute ? Totalisation qui rend cadu­que aussi les dis­tinc­tions entre capi­tal nomi­nal et capi­tal fictif, entre capi­tal pro­duc­tif/tra­vail pro­duc­tif d’un côté et capi­tal impro­duc­tif/tra­vail impro­duc­tif de l’autre.

      27 Nitzan-Bichler cri­ti­quent aussi Braudel et Castoriadis pour leur dis­tinc­tion stricte entre écono­mie de marché et capi­ta­lisme comme si les deux étaient antithétiques. Leur cri­ti­que de Braudel (p. 564) recoupe exac­te­ment la notre (cf. Temps cri­ti­ques , n15, p. 15). Si l’erreur de Braudel paraît compréhen­si­ble puis­que ses efforts pour synthétiser les moments de la dyna­mi­que ori­gi­nelle du capi­ta­lisme selon trois niveaux l’amènent à cloi­son­ner ces niveaux parce que la période his­to­ri­que étudiée est caractérisée par un dévelop­pe­ment très inégal des différentes zones, il est sur­pre­nant de lire sous la plume de Castoriadis : « Là où il y a le capi­ta­lisme, il n’y a pas de marché ; et là où il y a marché, il ne peut pas y avoir capi­ta­lisme » (Quelle démocra­tie ? Seuil 1998, vol VI des Carrefours du laby­rin­the ) alors que Castoriadis parle du « capi­ta­lisme moderne » (le titre de son arti­cle du n31 l’indi­que très clai­re­ment16)…

      qui a pour but la capitalisation et la puissance

      28 Un concept impor­tant est égale­ment développé dans ce livre, celui de « capi­ta­li­sa­tion » ; concept qui se soucie moins d’une ori­gine du capi­tal nichée dans le tra­vail, la valeur ou le profit, mais bien plus d’un résultat et d’un but : les flux finan­ciers. La capi­ta­li­sa­tion, c’est la capa­cité d’un « système » à tout trans­for­mer en flux finan­ciers ou monétaires.

      29 Marx disait déjà : « Constituer du capi­tal fictif s’appelle capi­ta­li­ser. On capi­ta­lise toute recette juri­di­que, en la cal­cu­lant selon le taux d’intérêt moyen, comme un revenu que rap­por­te­rait un capi­tal prêté à ce taux » (Œuvres, Gallimard, vol II, p. 1755). Nitzan et Bichler mon­trent bien com­ment à partir de là, Marx se pose la ques­tion d’une pos­si­bi­lité d’un capi­tal qui fruc­ti­fie tout seul (ibid., p. 1965 et 1973-74) et fina­le­ment com­ment il se pose une ques­tion fon­da­men­tale aujourd’hui pour com­pren­dre la crise actuelle : est-ce que cette pléthore de capi­tal (capi­tal por­teur d’intérêt et capi­tal-argent) est une manière par­ti­culière de poser la crise de sur­pro­duc­tion indus­trielle (il me semble que c’est actuel­le­ment la posi­tion défendue par l’écono­miste marxiste F. Chesnais) où bien s’agit-il à côté de celle-ci, d’un phénomène par­ti­cu­lier ? (ibid., p. 1761).

      30 Marx ne donne pas de réponse. Nitzan, Bichler et moi-même pen­chons pour la deuxième pos­si­bi­lité, mais sans la mettre en balance avec la première puis­que la notion même de sur­pro­duc­tion au sens clas­si­que ne nous paraît plus vala­ble aussi bien dans le cadre de ce que nos auteurs appel­lent la « capi­ta­li­sa­tion différen­tielle » qui amène les gran­des firmes à s’auto-contrôler en n’exploi­tant pas toutes leurs capa­cités ; que dans le cadre de ce que j’appelle pour ma part, une situa­tion de « repro­duc­tion rétrécie ».

      31 Deux exem­ples de cette « repro­duc­tion rétrécie » : en pre­mier lieu, le mode de crois­sance par fusions/acqui­si­tions qui est devenu domi­nant par rap­port à celui de la crois­sance par inves­tis­se­ments et capi­taux nou­veaux ; en second lieu, le côté — certes fon­da­men­tal à court terme, mais périphérique à long terme — des nou­vel­les inno­va­tions, par­ti­culièrement dans les NTIC. Les gains de pro­duc­ti­vité qui en résul­tent sont négli­gea­bles par rap­port à ceux de la seconde révolu­tion indus­trielle. Le pre­mier point est lar­ge­ment développé par Nitzan-Bichler, le second par l’arti­cle « Quelque chose : quel­ques thèses sur la société capi­ta­liste néo-moderne » de Riccardo d’Este dans le n8 de Temps cri­ti­ques (1995) et repris dans le vol 1 de l’antho­lo­gie de la revue : L’indi­vidu et la com­mu­nauté humaine, arti­cle consul­ta­ble sur notre site.

      32 Un autre obs­ta­cle à la ten­dance à la sur­pro­duc­tion est le dévelop­pe­ment plus impor­tant du sec­teur des moyens de consom­ma­tion par rap­port au sec­teur des biens de pro­duc­tion. C’est là un point développé par Loren Goldner (cf. dans notre n15 le dia­lo­gue avec lui sur la crise et le capi­tal fictif, p. 65-74).

      33 Un der­nier phénomène qui lui aussi contra­rie la repro­duc­tion élargie c’est le flux puis­sant de liqui­dités en pro­ve­nance des pays émer­gents (cf. mon arti­cle du n15 : « Le cours chao­ti­que du capi­tal » p. 94-95) qui cor­res­pond bien à la pléthore (ou surac­cu­mu­la­tion) de capi­tal por­teur d’intérêt et de capi­tal-argent dont par­lait Marx. La repro­duc­tion élargie néces­si­te­rait que ces sommes se trans­for­ment en inves­tis­se­ments tra­di­tion­nels alors qu’ils ser­vent à éponger des dettes (américai­nes par exem­ple) ou à finan­cer des pro­jets somp­tuai­res. Reproduction rétrécie, disons-nous encore.

      34 « Cette capi­ta­li­sa­tion n’est pas connectée à la réalité, elle est la réalité » (p.313), écri­vent les deux auteurs. Cela recoupe notre notion de « société capi­ta­lisée ». Toutefois, j’aperçois une différence d’appro­che dans le fait qu’ils font partir la capi­ta­li­sa­tion, définie comme capa­cité du capi­tal à tout trans­for­mer en flux finan­ciers, d’une tech­ni­que comp­ta­ble qui est celle de « l’actua­li­sa­tion ». Elle répond au prin­cipe selon lequel la capi­ta­li­sa­tion doit être fondée sur la recher­che de reve­nus poten­tiels nou­veaux plutôt que sur un calcul de coûts « réels17 ». Cela permet ensuite de réaliser le pro­ces­sus de cap­ta­tion de riches­ses. Alors que de mon côté, je pars plutôt du pro­ces­sus de domi­na­tion qui permet le cap­tage et trouve tout au long de l’his­toire du capi­tal ses tech­ni­ques appro­priées : hier la lettre de crédit et l’emprunt royal, le capi­tal fictif des premières sociétés par actions, aujourd’hui, les effets de levier du crédit, les hedge funds, les sociétés de capi­tal-risque et les pro­duits dérivés.

      … à travers le nouveau rôle de l’État

      35 La posi­tion de Nitzan-Bichler sur les rap­ports entre capi­tal et État est égale­ment proche de la notre puisqu’ils avan­cent l’idée d’un « État de capi­tal » qui s’oppose aussi bien à la vision libérale d’une oppo­si­tion entre capi­tal (liberté maxi­male) et État (mini­mum) qu’à la vision marxiste d’une complémen­ta­rité et in fine, de sou­mis­sion de l’État par rap­port au capi­tal (l’État du capi­tal).

      36 Quant à moi, je préfère parler d’une « inhérence » entre capi­tal et État moderne. Une nuance tou­te­fois : quand les deux auteurs par­lent de l’État on a un peu l’impres­sion qu’il s’agit d’un État intem­po­rel. Ces formes et son rôle ne sont pas spécifiés et dis­tingués. Certes on peut penser qu’ils par­lent de l’État dans sa forme moderne à partir du XVIe–XVIIe siècle, donc celui qu’ana­lyse aussi Braudel, mais il y a de fortes différences entre ces pion­niers-aven­tu­riers du capi­tal que sont les cités-États de l’époque, ouver­tes vers l’extérieur, et la cap­ta­tion des grands États-nations qui vont leur succéder avec une pro­duc­tion mas­sive en direc­tion de marchés qui n’empêche tou­te­fois pas l’impéria­lisme et enfin les États actuels struc­turés au sein de réseaux glo­ba­lisés. Si toutes ces formes ont accom­pagné le dévelop­pe­ment du capi­tal, elles ne sont pas toutes dans le même rap­port avec lui.

      37 Nous avons vu les points de rap­pro­che­ment avec nos deux auteurs, mais il y a aussi, entre eux et nous, des interprétations différentes et des oppo­si­tions :

      a) Ils ont tendance à ne voir le capital que sous deux angles :

      38 une représen­ta­tion sym­bo­li­que du pou­voir d’un côté, une mégama­chine sociale de l’autre alors qu’il opère aussi par accu­mu­la­tion de mar­chan­di­ses, qu’il cons­ti­tue une forme de rap­port social entre capi­tal et tra­vail et qu’il se déploie en tant que « civi­li­sa­tion matérielle » (Braudel) des indi­vi­dus de la société capi­ta­lisée.

      39 S’il y a représen­ta­tion sym­bo­li­que, elle semble pour eux être davan­tage centrée sur la notion de « valeur » que sur celle de « capi­tal », grâce à la polysémie du pre­mier terme. L’oubli du rap­port social me paraît d’autant plus gênant qu’on dis­tin­gue mal, alors, com­ment s’exerce cette dyna­mi­que du capi­tal et com­ment opèrent les rap­ports de force qui agis­sent en son sein. Le capi­tal apparaît comme pur pou­voir de domi­na­tion et non comme rap­port de dépen­dance récipro­que entre les clas­ses, grou­pes, indi­vi­dus. Les indi­vi­dus ne sont pas actifs/pas­sifs qu’au tra­vail, ils le sont dans tous leurs actes au sein de la société capi­ta­lisée. C’est ce qui permet de com­pren­dre la domi­na­tion autre­ment que comme sou­mis­sion dis­ci­pli­naire ou bien sou­mis­sion volon­taire.

      b) On ne perçoit pas leur positionnement politique.

      40 Les auteurs par­lent de « logi­que poli­ti­que » du capi­tal en se référant à Marx, mais on ne voit pas de quel point de vue poli­ti­que ils par­lent, eux. Ce problème surgit fréquem­ment quand on insiste sur la notion de classe diri­geante… et qu’on ne dit rien sur les rap­ports entre diri­geants et dirigés… ni sur les luttes. Il y a peut-être du Castoriadis chez eux, mais un Castoriadis démili­tan­tisé18.

      41 Cette notion de « classe diri­geante » n’est pas non plus clai­re­ment dis­tinguée d’une autre notion qu’ils uti­li­sent, celle de « capi­tal domi­nant ». Celui-ci est perçu comme cons­titué par les gran­des firmes, les gou­ver­ne­ments, cer­tai­nes ins­ti­tu­tions inter­na­tio­na­les, ce que cer­tains auteurs appel­lent l’hyper-capita­lisme (Dockès, Attali) ou le capi­ta­lisme du sommet (Braudel) et que nous avons caractérisé comme le niveau 1 de la société capi­ta­lisée. Mais jus­te­ment, ce niveau ne cor­res­pond pas à une classe ni à une vision unifiée et stratégique, même si s’y expri­ment des concepts com­muns comme ceux de « gou­ver­nance » ou de « dévelop­pe­ment dura­ble ». Il est quand même très dif­fi­cile de faire entrer dans la même classe, un oli­gar­que russe, un haut membre du PC chi­nois, un diri­geant de la FED ou du FMI, le baron Seillière, Bill Gates, la Bundesbank, F. Chérèque et N. Notat et les gran­des ONG !19 ».

      42 Leur cri­ti­que (sou­vent juste) de cer­tai­nes bases de la cri­ti­que marxiste de l’écono­mie poli­ti­que me paraît s’appuyer sur des éléments peu convain­cants, à savoir la théorie de K. Popper sur la pos­si­bi­lité de réfuta­tion20 et amène nos auteurs à privilégier ce qui est quan­ti­fia­ble (le prix) alors qu’ils font pour­tant la cri­ti­que des concep­tions quan­ti­ta­ti­ves et sub­stan­tiel­les de la valeur. Il me semble qu’il y a là une influence non assumée de l’école néo-clas­si­que et sur­tout de tout le fonc­tion­ne­ment actuel de la science écono­mi­que anglo-saxonne domi­nante21.

      43 Si nous privilégions aujourd’hui une ana­lyse par les prix, ce n’est pas prin­ci­pa­le­ment parce qu’ils sont cal­cu­la­bles et « vrais », mais parce qu’ils sont un moyen d’enle­ver le voile de la valeur et donc d’être une arme pour les luttes.

      c) cette absence de positionnement politique clair me semble induite par une confusion.

      44 Alors qu’ils par­lent pour­tant d’uni­fi­ca­tion du capi­tal et de l’impos­si­bi­lité à main­te­nir des camps stric­te­ment délimités entre frac­tions du capi­tal, leur insis­tance sur la notion de « propriété absente », reprise de T. Veblen, les amène à conce­voir une oppo­si­tion entre ces propriétaires absents (fonds de pen­sion, action­nai­res, inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels, bénéficiai­res de stocks options) et les mana­gers, les pre­miers orga­ni­sant fina­le­ment un sabo­tage indus­triel — là encore l’idée est reprise de Veblen… et donc relève d’une toute autre époque, ce que semble par­fois oublier nos auteurs — pour accroître non pas une accu­mu­la­tion et une crois­sance générale, mais une capi­ta­li­sa­tion différen­tielle (cf. p. 394). On est alors pas très loin de retrou­ver une oppo­si­tion entre pro­duc­teurs de riches­ses d’un côté et un pou­voir réduit à la puis­sance de cap­ta­tion de la finance de l’autre, ce qui ne semble pas pour­tant cor­res­pon­dre à la posi­tion glo­bale des auteurs.

       

      Notes

      1 – Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Le capi­tal comme pou­voir. Une étude de l’ordre et du créordre, Max Milo, 2012.

      2 – Ce point est d’impor­tance dans la nou­velle orien­ta­tion de la revue à partir de la scis­sion avec Pouvoir Ouvrier. On peut ainsi se repor­ter à l’arti­cle de S. Chatel : « Hiérar­chie et ges­tion col­lec­tive », n38, p. 26-43 (1964).

      3 – J’ai déjà eu cette dis­cus­sion avec Claude O. et Daniel S-J au sein du réseau Soubis (dis­po­ni­ble sur demande à la revue). La dif­fi­culté réside dans la méthode : est-ce qu’on tient compte des pro­por­tions ou non, est-ce qu’on parle en termes de ten­dance, etc. ?

      4 – Cf. Écrits Corsaires et Lettres luthérien­nes, Champs-Flammarion.

      5 – Il n’est pas ques­tion de nier le plai­sir que peu­vent pro­vo­quer la pas­sion de l’acti­vité pour les tra­vaux très qua­lifiés ou le plai­sir du tra­vail bien fait en général. Mais la recher­che d’un « bon tra­vailleur » pour les temps futurs d’après la révolu­tion résonne comme une idéologie, ouvriériste certes, mais idéologie quand même. Et de toute façon, elle réserve bien des déboires à ses par­ti­sans. Un exem­ple his­to­ri­que édifiant nous en est donné par Michael Seidman dans sa bro­chure Pour une his­toire de la résis­tance ouvrière au tra­vail, Paris et Barcelone pen­dant le Front popu­laire français et la révolu­tion espa­gnole (1936-1938), Échan­ges et Mouvement, 2001.

      6 – Cette posi­tion est bien synthétisée dans l’arti­cle cité de Chatel, p. 37.

      7 – Je ne nie pas qu’il existe encore des métiers et des qua­li­fi­ca­tions poin­tues ; je cher­che juste à dégager le sens général.

      8 – Daniel Mothé pous­sera à bout cette logi­que : d’abord en tant qu’ouvrier chez Renault, puis en tant que res­pon­sa­ble de la CFDT, enfin en tant que conseil d’entre­prise.

      9 – Est-ce une influence loin­taine de Trotsky qui croyait que l’armée blan­che pou­vait deve­nir rouge ?

      10 – C’est très différent de la pers­pec­tive de Tronti qui, dans Ouvriers et capi­tal (1967) fait du caractère prolétaire et du sala­riat le centre, par rap­port au tra­vail où le salarié ne peut qu’être réduit à une frac­tion du capi­tal, à du « capi­tal varia­ble ».

      11 – Sur cette expérience ouvrière négative, cf. Après la révolu­tion du capi­tal, p. 224-225 et la note 125. Cf. aussi « Jeunes en rébel­lion » dans le n13 de Temps cri­ti­ques. Cette jeu­nesse en rébel­lion dont jus­te­ment SoB et l’IS avait bien su per­ce­voir dès le début des années 1960, le contenu sub­ver­sif poten­tiel.

      12 – Le débat a lieu dans le n10 de Socialisme ou Barbarie en 1952 sous le titre : « Le prolétariat et le problème de la direc­tion révolu­tion­naire ». Il faut remar­quer que ce débat est biaisé par le fait qu’il ne porte pas sur ce point précis de l’expérience prolétarienne, mais sur la ques­tion de l’orga­ni­sa­tion et acces­soi­re­ment sur celle de la cons­cience.

      13 – Pour une défini­tion de domi­na­tion for­melle et domi­na­tion réelle du capi­tal, cf. Marx, Le VIe cha­pi­tre inédit du capi­tal et pour notre interprétation sim­plifiée et résumée, cf. Temps cri­ti­ques n15, note 71, p. 49. Disponible sur le site de la revue.

      http://temps­cri­ti­ques.free.fr/spip....

      14 – Cette dis­cus­sion autour de l’utilité est une tarte à la crème deve­nue un sujet de dis­cus­sion, style « café du com­merce » dans lequel s’expri­ment toutes sortes de juge­ments sur la réalité du tra­vail des autres et son « utilité ». C’est un vieux reste de l’idéologie du tra­vail et plus par­ti­culièrement du tra­vail pro­duc­tif, mais aujourd’hui il n’y a d’utilité que celle du capi­tal, qu’elle s’exprime du point de vue de l’offre (puis­sance de capi­ta­li­sa­tion) ou de la demande (capa­cité de consom­ma­tion et de dis­tinc­tion).

      15 – C’est moins simple pour les NTIC car il y est dif­fi­cile de dis­tin­guer entre tra­vail mort et tra­vail vivant, entre pro­duc­teur et consom­ma­teur. Qu’est-ce qu’un logi­ciel par exem­ple ? C’est une com­bi­na­toire entre les deux : du hard et du soft.

      16 – Sur les rap­ports entre « écono­mie de marché » et capi­ta­lisme on peut se repor­ter à mon arti­cle « L’écono­mie de marché ne représente pas une nou­velle for­ma­tion sociale » (Noir et Rouge n30, 1993) et pour une ver­sion plus complète à L’indi­vidu et la com­mu­nauté humaine, vol I des antho­lo­gies de Temps cri­ti­ques, L’Harmattan, 1998, p. 320-331. Ce texte n’est pas sur le site et à vrai dire il fau­drait que je le reprenne en l’intégrant à mes der­niers dévelop­pe­ments publiés dans Après la révolu­tion du capi­tal (L’Harmattan, 2007) et dans les numéros 15 et 16 de la revue.

      17 – Un exem­ple de tech­ni­que d’actua­li­sa­tion se mani­feste dans le bilan comp­ta­ble des ban­ques. Quand la banque prête de l’argent à une entre­prise, elle ins­crit le mon­tant du prêt en actif alors qu’en toute logi­que écono­mi­que la somme devrait figu­rer à son passif. Ce dont tient compte la banque ici, c’est uni­que­ment de son revenu futur. Tout cela a été théorisé par Irving Fisher au début du XXe siècle, mais une telle hérésie bous­cu­lait trop les dogmes écono­mi­ques en vigueur à l’époque pour qu’elle soit reconnue immédia­te­ment comme une des bases de la nou­velle dyna­mi­que de la domi­na­tion réelle du capi­tal.

      18 – En tout cas rap­ports de force, conflits et luttes sont absents de ce livre d’une fac­ture qui reste très uni­ver­si­taire.

      19 – Ce que nous appe­lons le niveau 1 regroupe un ensem­ble de cen­tres de pou­voir aux intérêts par­fois for­te­ment diver­gents même si nombre de leurs diri­geants sont formés à partir d’un même moule. Paul Jorion, dans sa dernière rubri­que du jour­nal Le Monde du 9/10/2012, signale trois exem­ples récents de ces intérêts diver­gents : un tri­bu­nal de Washington a inva­lidé une mesure prise par la com­mis­sion américaine de sur­veillance du marché des pro­duits dérivés afin d’éviter une trop grande expo­si­tion aux ris­ques ; l’orga­nisme mon­dial fédérant les régula­teurs natio­naux du prix des matières premières a dû recu­ler devant l’alliance de l’OPEP et des gran­des com­pa­gnies pétrolières ; enfin, le régula­teur des marchés bour­siers américain n’a pu pren­dre des mesu­res visant à empêcher un effon­dre­ment du marché des capi­taux à court terme, un membre de son comité direc­teur lié à la finance s’y étant opposé. À l’inverse, des allian­ces entre ces cen­tres de pou­voir se tis­sent aussi sans cesse, comme ceux qui lient les États occi­den­taux à leurs « ban­ques systémiques », les­quel­les sont assurées de leur sol­va­bi­lité en cas de coup dur car il s’agit alors « d’intérêt général » !

      20 – Je ren­voie là-dessus à la polémique entre Adorno et Popper sur la « méthode » dans T. Adorno, K. Popper, la que­relle alle­mande des scien­ces socia­les, Complexe, Bruxelles, 1979.

      21 – Cela perce par­fois dans quel­ques remar­ques. Ainsi, à la note 1, p. 153-154, Nitzan-Buchler évoquent la cri­ti­que faite à Marx par K. Polanyi à propos de la caractérisa­tion de la force de tra­vail comme mar­chan­dise. Pour rappel, la force de tra­vail n’est pas une mar­chan­dise pour Polanyi car elle n’est pas pro­duite spécifi­que­ment pour être vendue sur un marché. Ce n’est qu’une mar­chan­dise vir­tuelle ou une « quasi-mar­chan­dise ». J’ai d’ailleurs repris cela pour com­pren­dre la dyna­mi­que du capi­tal, le dévelop­pe­ment de l’État-pro­vi­dence, des reve­nus sociaux, bref, de la « société de consom­ma­tion » ; et parallèlement pour dénoncer le caractère absurde des « croyan­ces » marxis­tes en une ten­dance à la paupérisa­tion abso­lue ou à la loi d’airain des salai­res. Or que lit-on dans cette note ? Que l’argu­ment de Polanyi ne tien­drait pas parce qu’aujourd’hui beau­coup de parents cal­cu­le­raient la ren­ta­bi­lité future de leur enfant sur le marché du tra­vail. Certes, on ne peut pas empêcher des parents d’y penser, mais cet argu­ment pro­vient en droite ligne des modélisa­tions socio-écono­mi­ques anglo-saxon­nes rédui­sant tous les com­por­te­ments socio­lo­gi­ques à des cal­culs d’intérêt écono­mi­que. Ceci n’est qu’un petit détail, mais il a son impor­tance, je crois, pour com­pren­dre le contexte d’écri­ture des auteurs, leur cadre théorique. Mais ce n’est pas le plus impor­tant. Le plus impor­tant, pour moi en tout cas, c’est qu’ils sont capa­bles en une phrase de s’élever bien au-dessus de cela, par exem­ple en énonçant que le pro­ces­sus de capi­ta­li­sa­tion est bien plus large et donc qu’il englobe le pro­ces­sus de mar­chan­di­sa­tion. Je suis entièrement d’accord avec cette affir­ma­tion… qui, du coup, résout la ques­tion de la vérita­ble caractérisa­tion de la force de tra­vail. L’essen­tiel devient qu’elle est aujourd’hui capi­ta­lisée ; elle n’a donc pas besoin d’être rabaissée au niveau des autres mar­chan­di­ses, quand glo­ba­le­ment, ce qui est capi­ta­lisée ce n’est plus exac­te­ment de la force de tra­vail, mais de la « res­source humaine ».